Ce quelqu'un-là, c'est précisément le boulanger Michaud. Michaud prépare les pains qui atterissent, quand le vent est bon et par sa force de lanceur de javelot, dans les assiettes d'à peu près tout le monde. Les plus sages viennent ramasser le leur au matin, se faisant un point d'honneur d'éviter la rue principale: un grand chantier s'y dessine, au centre duquel s'élèvent les courbes anguleuses de l'Arc de Rondemiche. Sa matière première: la céramique des assiettes brisées. Une ressource sans cesse renouvelée! Dès que le village s'est doté de céramiqueleurs, ces braves chargés de cueillir la ressource aux portes avant de la pétrir en oeuvre, le chômage s'est vite enfoui. On prédit pourtant qu'un jour, quelques fous pour s'enrichir voudront forer et le faire remonter à la surface...
Fier de son influence, Michaud s'est mis à s'enorgueillir un peu plus chaque jour de voir le moelleux de son pain changer autant le paysage.《C'est grâce à ma mie qu'on bâtit cet Arc-là》, qu'il répétait à tout va, se gonflant comme s'il séjournait lui-même dans ses fours. Une enfant, cherchant à savoir de quelle Mamie il s'agissait, en a questionné plusieurs en allant cogner aux portes et aux oreilles. Rapidement la chose s'est sue et le village, tout heureux de vivre et pouvoir infléchir l'anecdote, s'est entendu sur un patronyme chaleureux: Mamiechaude. Mais le boulanger, ayant la croûte dure, s'en est moqué et sa fierté a continué à grandir et grandir encore, nourrie à la levure de la démesure.
Quand s'est pleinement révélée la lune, Michaud a voulu partager l'idée qui germait férocement en lui. Entrant dans les tavernes et autres places où les gens coulent des moments tranquilles, réceptifs aux paroles rondement brassées, il s'installait, écoutant, épiant en silence. Deux trois bières à travers le gosier, et plus encore quand il se sentait patient, vertu encouragée par les brasseurs du coin, le bonhomme s'élançait:
- Viarge! Vous êtes pas ratatannés de voir le monde en petit? Comme l'enseigne la métaphore de la taverne et de la lumière, il faut boire au-delà de la choppe et prendre conscience du monde. Avec une ration de bon vouloir, on pourrait enfariner le village de prestige et le placer s'a carte du continent.
La plupart y ont d'abord vu le signe d'un surmassage. Voulant trouver comment mieux huiler les rotules du monde, selon sa formule, Michaud souvent chauffe un peu ses pouces avant de se masser les tempes, longuement, d'un mouvement migratoire, guettant les lucioles de l'illumination. Personne ne sait trop comment il les attrape ni ce qu'il découvre en elles; leur feu serait en voie d'extinction... Pourtant le boulanger insistait.
- Et comment, et pourquoi, et avec quel monde qu'on ferait ça, dites donc, boulanger? que des jeunes se sont exprimés.
- On est tous un peu boulanger dans l'âme, de répondre Michaud, couvert en habits d'avoine. On est le pain que nous mangeons. Avec l'imagination qui coule dans nos veines, par le sirop que nous transpirons, nous pouvons faire plus que fertiliser nos espérances. Je dis que nous devons prendre nos fours pour des lanternes. Laissons-nous guider par l'appât du grain: faisons du village la laque gourmande de la région. Finançons Bergerivière!
-Mais, boulanger, avec qui voulez-vous, au juste, qu'on se fiance?
- Fille! Fiston! C'est limpide et sans ride : avec de l'argent.
Là-dessus les jeunes et l'assistance, à chaque fois, ont laissé monter une rumeur d'incertitude enrobée de doute. On comprenait où Michaud voulait arriver et la place n'était pas guarantie d'être belle. Le bois ouvragé du village, ses toits en pente douce comme ses routes sinueuses, des champs garnis jusqu'à la rivière mille fois bénie, reconnue pour sa force de cavalière et ses rondeurs séduisantes, tout colporte la passion de ses habitants, travaillants et prompts à se serrer les coudes pour museler l'ennui et l'indifférence. Ici l'argent est tabac, on en parle rarement, sachant son importance secondaire et sa fumée allumeuse. On savait aussi combien Michaud tient à ses projets, qu'il laisse mijoter avant de servir; une fois versées, ses idées se répandent et emmiellisent les esprits.
À mesure que décroissait la lune, gagnait de plus en plus de gens la perspective d'un village grandiose, glorifié de nouveaux monuments conçus par eux ou par des étrangers et qui feraient pleuvoir la renommée et affluer les touristes, à tout le moins des jours meilleurs. Certains ont rêvé plus grand encore. L'ambition est venue à la mode, insidieuse, dispendieuse. Des jeunes et des moins jeunes l'ont cherchée, magasinée au creux de l'inexploré, scrutant chaque vitrine de leur orgueil naissant et contemplant leurs pensées inavouables, et quand ils en trouvaient la trace, brillante de noirceur, ils l'exhibaient comme une casquette à l'endroit ou à l'envers. Des initiatives ont émergé. La finition de l'Arc a été freinée par quelques-uns atteints de confusionite, arguant qu'il aurait valu mieux le bander plus fermement...
La lune évanouie, le village comptait désormais deux groupes désaccordés, l'un en faveur d'apprivoiser l'argent et l'autre en faveur de s'en servir comme papier d'allumage. L'instrument de la réconciliation avait alors une corde brisée. Comme chacun n'arrivait à gagner l'autre à sa cause, ne supportant ou bien l'altruisme, ou bien l'à-vendrisme, le village a convenu d'une séparation. Ceux à suivre Michaud ont construit le premier pont enjambant la rivière et se sont installés sur la rive voisine. Dans leur fuite vers la moderne cité, ils ont laissé beaucoup derrière: leur chez-soi, leur tradition, et souvent leurs amis. Au septième jour de leur exode, ils se sont rebaptisés les Riverains-bourgeois.
Ensuite le temps s'arrête.
K.O.