C’est peut-être parce qu’il me restait une petite dose d’énergie de je-ne-sais-où que j’ai décidé d’aller m’entraîner au centre sportif à la fin de ma journée de travail. Histoire de la tuer à coup de hache, cette étincelle de quelque chose qui continuait de tenir mon cerveau éveillé, d’endormir mes pensées et mes émotions avec de l’endorphine. De fait, je cours jusqu’à ce que mes jambes n’en puissent plus, jusqu’à ce que mon cerveau «buzz» et me demande de manger, sentiment que j’étirerai jusqu’à ce que je me sente vraiment étourdie.
C’était supposé être de l’alcool, finalement c’est un chocolat chaud à haut pourcentage de sucre que mon organisme se tape en premier, me donnant presque un « freeze » au cerveau. À jeun, après un entraînement, le chocolat est aussi fort qu’un verre de scotch. Mon corps se détend, mon esprit s’embrume. Mon cell est ouvert sur la table et affiche l’heure : 18h04. Pas encore passé. L’heure du vol, c’est genre 19h25. Si je tiens jusqu’à 19h26, la douleur va s’estomper. Je vais être safe. D’ici là, mon corps ne répond plus.
Alors, ben, c’est moi, laissée à l’abandon après tant de belles paroles, un billet d’avion pour l’Italie entre les mains, j’aurais crié, hurlé ma rage et ma déception pour qu’on l’entende jusqu’aux îles Fidji. Peux pas continuer. Pas capable de gérer. Étais peut-être pas prêt. Voulais trop me convaincre. Me suis trop projeté. Viens pas, c’est mieux. Ses paroles résonnent dans mes oreilles comme du poison qui imprègne doucement toutes les veines de mon corps.
18h29. Mon ami veut saisir mon téléphone. Arrête de regarder, qu’il dit. Je l’aurais mordu. Non, tu touches pas. J’ai besoin de savoir quand va arriver ma délivrance, l’heure de grâce pour la mortelle que je suis. Qui a, comme seul péché, d’avoir fait confiance.
Pourquoi tu pars pas, alors?
Je sais pas. Je veux pas partir pour partir, ou pour fuir. Pour aller où, de toute façon? C’est la meilleure façon de provoquer cette succession de boules d’angoisses qui ne veulent plus partir, quand on est trop loin de ce qui nous est familier. On sous-estime la force de l’éloignement sur une peine d’amour de la grandeur de l’Atlantique, de quoi mourir d’hypothermie quelque part en Europe, trop seule et loin pour être capable de se rattacher à quoi que ce soit.
En plus, il me faudrait un sac de la taille d’une chambre à coucher pour pouvoir amener avec moi tous ceux et celles qui peuvent me faire du bien, les livres que je parcours dans l’espoir que les histoires des autres m’aident à mieux comprendre la mienne, et ces gens qui, par leur simple regard ou leurs mots rassurants, remettent mon cœur à la bonne place. Et je ne veux pas voyager de cette façon, la lourdeur de mon cœur ne faisant qu’accentuer le mal-être qui ronge encore plus fort à l’étranger. J’ai besoin de guérir, pas de crasher.
Quand on a notre monde qui s’écroule, on s’accroche à ce qu’on peut. 19h11. Les passagers doivent être montés dans l’avion, à présent. Je sais que je n’ai plus aucune prise sur mon destin, puisqu’il serait impossible que je traverse Montréal pour arriver à temps pour le décollage, mais quand même. Je termine mon chocolat chaud. J’ai les paupières lourdes. Laisse-moi m’en aller. J’en peux plus.
19h25. J’empoigne les accoudoirs de ma chaise comme s’il s’agissait du véritable décollage. Je ferme les yeux, je le fais tout le temps quand la vitesse de l’avion se met à accélérer en flèche, soudainement. Ça y’est. Mon vol est parti. Et je ne suis pas dedans.
C’était la fois où j’avais ce billet d’avion pour l’Europe et où j’ai décidé de ne pas partir. L’angoisse et la colère que je croyais insurmontables commencent à s’estomper. Déjà, je sens mon corps se décompresser. Le sucre fait drôlement effet. On rentre-tu? J’ai faim, il me semble. Devant moi, mon ami met son manteau. Je fais de même. Et je quitte le café, les jambes chancelantes, laissant derrière moi une tasse de chocolat vide et les restes éparpillés de mes déceptions amoureuses, assaisonnées de drammas à l’italienne.
Meilleure chance la prochaine fois, faut croire.
M.G.-G.