Peindre un lever est une affaire délicate : un peu plus de rose ou de rouge, et l'impression change complètement. Surtout sur du papier où les couches d'huile sèchent en s'absorbant entre elles. Une seule couche de trop et la teinte projetée est perdue, à jamais. Il faut, coup après coup, en inclinant légèrement le pinceau, et d'après un angle toujours à recalculer, appliquer juste assez de pression pour imbiber le parchemin du pigment choisi.
-- Départ de l'Adamus dans trois minutes!
Le ciel en saison creuse se compose le matin d'une palette chaude aux nuances enivrantes, que les reflets des étoiles mourantes rendent indescriptibles. Aujourd'hui, pourtant, j'ai le sentiment de les percevoir mieux; le rouge semble rubis et découpe l'horizon en fragments clairs. Dispersé en zones éloignées, un peu de violet respire à travers les éclats. Il suffirait de l'étaler d'abord, sans beaucoup de précision, pour coucher un fond qui deviendrait bientôt splendide. Quelques coups nonchalants et puis...
-- Sid! Batêche, t'es où?
Signe qu'Eugé s'impatiente pour vrai, les batêche sont plutôt rares. Sa voix s'est rapprochée... Roulant soigneusement mon dessin dans un tube, que j'accroche d'une sangle dans mon dos, je me laisse glisser de l'arche. Plus durement que prévu, j'atteris sur les dalles. J'étouffe la plainte de ma cheville et accoure vers l'agora. Le battement acheverait-il déjà? Entre les façades des grands pavillons, peu occupent encore la place publique. La grande horloge n'est plus bien loin; treize marches vers la rue des Soyeurs et un coin...
Une main soudain agrippe la mienne. Même si je reconnais son emprise, je reste surprise de la force par laquelle elle m'entraîne droit devant, et sans que j'aie le temps de soulever une opposition :
-- On a moins d'une minute. Le ballastage... COURS!
Évidemment que je regarde par-dessus mon épaule pour voir l'heure; et je trouve la hâte d'Eugé finalement très justifiée. Je me rappelle ce que j'avais balayé dans un repli de ma mémoire : l'abominable cours de géo. Je laisse ma bienfaitrice nous précipiter à travers l'agora dans l'allée sud, où quelques curieux au loin s'amoncellent autour de la plateforme de décollage. À vue d'oeil, deux cents mètres nous séparent de l'Adamus, et de ce que je peux entrevoir, des technicens s'affairent encore au largage. Aurons-nous le...
D'un seul souffle, la foule d'étudiants légèrement se disperse; on leur a ordonné de donner de l'espace. Au bout d'une rangée de gros sacs bien cordés, un homme en dépose un dernier. Eugé me lance un bref regard, que je n'ai pas à déchiffrer. Le long dirigeable a vacillé; quelques cordes seulement peut-être encore le retiennent. Plus que cent mètres. Quatre-vingt-dix. Quatre-vingt. Notre course, je le devine, commence à attirer l'attention. Des rires moqueurs fusent de quelque part. Tant pis.
Soixante mètres.
Puis cinquante.
Puis quarante... de trop. À moins d'un effet d'optique, l'Adamus à présent lévite; les cordes ont été relâchées. Et si...
-- LA NACELLE! que je crie, et la main d'Eugé, loin de se libérer, serre plus fort.
Nos folles enjambées nous donnent des ailes. À moins de vingt mètres, les techniciens nous aperçoivent finalement et tentent de nous bloquer le chemin en créant une sorte de chaine humaine. Instinctivement, nos mains se relâchent pour la première fois, et nos corps libérés opèrent leur gymnastique. Eugé bondit avec fougue par-dessus une paire de bras, tandis que je plonge furieusement sous une autre. La nacelle tout juste décolle et va s'envoler d'une seconde à l'autre. Sans se consulter, nous dévorons les derniers mètres et réussissons, après un difficile saut, à mettre le pied au fond de la cabine ouverte. Avant qu'on ait le temps de nous rattraper, notre altitude frise les dix ou douze pieds.
Le visage de mon amie doit refléter le mien; l'une après l'autre, nous tentons d'articuler une phrase, sans succès. Le souffle nous manque complètement. C'est alors qu'un rire incontrôlable nait dans nos gorges. D'en bas, nous parviennent des vociférations à peine audibles. Les yeux humides d'Eugé se portent vers le sol, sur des silhouettes gesticulant dans l'ombre du vaisseau. La vue redouble son enthousiasme, et ses yeux s'illuminent de plus belle.
Nous restons là un moment, immobiles et muettes, le vent dans les cheveux, à contempler autour de nous le ciel qui s'agrandit. Puis, comme ramenée sur terre, une moue boudeuse s'installe sur mon visage.
-- Sid...?
Pour toute réponse, je continue obstinément à fixer la trappe carrée au-dessus de nous. Transportées sous le ventre d'un ballon géant, il faudra bien se résoudre à gagner l'intérieur. Avec l'altitude, le froid; ce n'est pas ce panier d'osier servant de nacelle qui nous en protégera.
-- Voyons! Les cours de géo ne sont pas si pires...
Mon regard se porte sur Eugé, un sourcil intensément arqué.
-- D'accord... ils sont moches, je te le concède. Mais que je sache, on va pas en mourir.
-- Ça reste à prouver.
-- Alors suis-moi.
Avec la détermination que je lui connais, Eugé ouvre la trappe, abaisse le marche-pied et disparait. Tout autour, le ciel reste embrasé; en bas, le campus baigne dans sa glorieuse chaleur. Quand je pense que je pourrais être en train de peindre... Soupir. À pieds pesants, et non sans avoir jeté un dernier regard à l'étendue céleste, je m'engouffre à mon tour dans le ventre de l'Adamus.
K.O.