Je vais encore manquer le 5 à 7. Mais quelle idée de faire cela en semaine! Je travaille moi! C’est bien là le problème. Je fais encore des heures supplémentaires non payées… Il reste que je ne pourrai aller me détendre avec les autres tant que je n’aurais pas la conscience tranquille et, pour cela, je dois finir ce dossier! CES dossiers pour être plus juste. Ne pas regarder l’heure, ni la pile de documents qu’il reste à faire. Efficacité est le mot d’ordre et le nom de ma liste de musique. Il n’y a que la musique latine, celle de mon cours de zumba, qui me motive à commencer et à finir un ixième dossier. Enrique Inglesias commence, ça y est, je suis repartie!
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18h20
Ouf! Cet excès de zèle aura été payant! Façon de parler. Je suis satisfaite, mais surtout soulagée. Une préoccupation de moins dans ma tête. J’hésite entre aller retrouver les autres ou rentrer chez moi. Je me sens si fatiguée… Cela doit être parce que j’ai faim! Peut-être reste-il quelque chose à manger au Vin & fromages?
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18h27
Il ne reste que du vin et des raisins… C’est mieux que rien, mais cela ne vaut pas une bonne tranche de fromage fin! Moi qui n’aime pas le vin, je n’en boirai certainement pas le ventre vide! Les collègues semblent surpris de me voir. Ils sont déjà échauffés, les pauvres! Les vestons reposent sur les dossiers de chaise, quelques cravates sont dénouées, les talons-hauts ont été troqués pour de meilleurs souliers pour danser. Si taper du pied sans respecter le rythme et se déhancher en groupe s’appelle danser! Une autre raison pour laquelle je ne vais habituellement pas dans ce genre de soirée. On m’interpelle au moment où je m’apprêtais à partir faute d’avoir pu me mettre quelque chose sous la dent. C’est le patron : difficile de faire celle qui n’avait pas entendu.
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19h01
Bon! J’ai finalement réussi à délaisser la conversation poliment. Monologue devrais-je plutôt dire. Le patron est d’une excellente compagnie, mais je ne suis pas d’humeur à subir ses talents de verbomoteur plus longtemps. La faim fait de moi un mauvais public. Je me faufile discrètement vers la sortie. Bien qu’il est l’heure légitime du premier départ, mon départ pourrait être mal interprété alors que la soirée va bon train. En quittant la salle, qu’aperçois-je? Une nouvelle assiette de fromage vient d’apparaitre de nulle part! Irrésistiblement attirée, je remets à plus tard mon projet de fuite pour me remplir une assiette.
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19h24
Je ne comprends pas ce qui s’est passé. Une fois, le couteau de service dans une main et une biscotte dans l’autre, je me suis sentie prise au piège. J’avais l’impression que tout le monde me regardait, comme si j’allais faire quelque chose de mal! L’énorme meule de fromage était si alléchante que malgré les regards désapprobateurs, j’en ai pris une tranche et l’ai porté à ma bouche. Quelle saveur! À la simple stimulation papillaire, je me sentais déjà mieux! Le plaisir fut rapidement gâché par une rumeur grandissante. Je voyais bien que tout le monde parlait de moi, mais je n’entendais pas ce qui se disait. Enfin, je baissais les yeux sur l’assiette, constatant l’horreur que j’avais commise : ce n’était pas un fromage, mais bien un gâteau! Comment avais-je puis me méprendre? Une chose certaine, tous les témoins se sont mépris de mes intentions. J’imaginais leurs commentaires, je voyais ma réputation dégringoler de secondes en secondes. Rapidement, je me sentis physiquement mal. J’avais la tête qui tournait, l’estomac qui voulait me remonter dans la gorge. Après, je ne me souviens de rien. Et voilà que je réveille pour vomir sur les souliers d’un ambulancier.
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20h13
Je me sens mieux. J’ai toutefois un arrière-goût amer en bouche, j’aimerais tellement boire de l’eau. Quand je pense au fameux gâteau, je ne comprends toujours pas ce qu’il faisait là et pourquoi il m’a autant rendue malade. Chose certaine, ce dessert ne m’était pas personnellement destinée. Ma gourmandise, aux yeux de certains, et mon état d’hypoglycémie ont permis à toute l’équipe d’éviter l’empoisonnement! Le gâteau était un appât sorti d’on ne sait où, tel une souricière ou un piège à fourmis…
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20h45
Le patron est venu me voir à l’hôpital pour s’assurer de mon état et confirmer l’hypothèse d’empoisonnement. Sans avoir été commandé, le gâteau avait été livré au début de la soirée, avant mon arrivée. Personne ne s’en était préoccupé bien que tous trouvaient la situation étrange. Avec le recul, un gâteau ressemblant à un énorme fromage n’est guère appétissant. Après ce qui m’était arrivée, l’idée d’un cadeau malintentionné de notre principal concurrent était répandue parmi les témoins. Je passais alors de mal élevée à héroïne malgré moi! À cette annonce, je me sentis tellement mieux. C’était la première fois que je voyais mon patron aussi attentionné. Il se sentait responsable de ce qui m’était arrivée! Je n’en revenais pas : il disait vouloir me dédommager en m’offrant une augmentation de salaire! Quel agréable effet secondaire d’un pénible 5 à 7!
M.B.