Une structure empruntée aux usines
Ce qu'on ne vous a sûrement jamais dit —parce que les intervenants en milieu scolaire l'ignorent ou parce qu'ils en acceptent les travers— c'est que l'école québécoise (et plus largement occidentale) telle qu'on la connaît se base sur... celle des usines qui sont apparues à l'ère industrielle. Affirmation énorme, j'en conviens, mais nullement gratuite. Revenons au mot routine. D'un point de vue structurel, qu'est-ce qu'une journée scolaire typique? Avec un peu de variance d'un établissement scolaire à l'autre: un premier cours de 75 minutes commençant précisément à 8h30, une pause-chrono de 10 minutes, un deuxième cours de 75 minutes commençant exactement à 9h55, une pause-dîner de 90 minutes, un troisième cours de 75 minutes commençant inmanquablement à 12h40, une pause-chrono de 10 minutes, un quatrième cours de 75 minutes commençant péniblement à 14h05. Lourde phrase? Lourd horaire, oui.
C'est le premier élément de comparaison: la liberté temporelle n'existe pratiquement pas, et des sanctions sont prévues pour celles et ceux qui dérogent, même minimalement, à l'horaire imposé. Il s'agit d'une pratique importée des usines, mais il n'en a pas toujours été ainsi en milieu de travail. Les ouvriers pendant longtemps étaient uniquement payés (et le sont encore en quelques endroits) en fonction de leur production. Entrer à l'usine à 8h05, à 8h30, à 10h00... n'entraînait souvent aucune conséquence en soi; c'est le volume de travail qui importait. Bref, du moins dans le milieu, le concept «d'arriver en retard» n'existait pas vraiment. Cela a changé quand les employeurs ont voulu payer à l'heure plutôt qu'à la production. Vous voyez venir le problème. Pour des raisons administratives et d'équité salariale, il fallait que les employés commencent à la même heure... De là, tristement, l'invention de la cloche (la même qu'on retrouve dans les écoles!) et des systèmes de sanction ou d'émulation pour encourager une qualité autrefois dispensable : la ponctualité. Depuis, on s'est mis à glorifier la ponctualité jusqu'à en faire, peut-être, la vertu suprême. On nous pousse à devenir des traqueurs du temps pour éviter —à tout prix!— d'arriver en retard à un cours, au boulot, à un rendez-vous... avec tout le stress et la folie que cela occasionne. Collectivement, on a inventé la maladie du temps en oubliant de prévoir un vaccin.
La comparaison avec les usines cependant ne s'arrête pas là. L'école fonctionne en cloisonnant rigidement les élèves, d'au moins trois manières: par matière, par l'horaire... et par leur âge. Pourquoi? Par quels raisonnements loufoques en arrive-t-on à conclure que le point commun le plus significatif entre les élèves serait leur âge? Qu'ils devraient vouloir, dans un ordre et à un moment précis, penser géométrie puis étudier la géographie, et pendant ni plus ni moins 75 minutes? Qu'il est avisé d'interrompre une période d'apprentissage pour tous, indépendamment de l'intérêt que chacun porte au sujet traité? Les illogismes dépassent largement le cadre de ces questions. Le fait sur lequel je veux insister, c'est qu'on instaure en milieu scolaire un cloisonnement analogue à une chaîne de montage. La visée du système mis en place est de transmettre —plus que d'aider à construire et développer— des connaissances et des aptitudes... identiques pour tous.
Quoi qu'on pense de cet objectif, il en découle des problèmes sérieux. Le plus important, à mon sens, c'est qu'il existe une inéquation entre le système scolaire et les plus récentes théories ou découvertes en didactique. L'école, par ses contraintes physiques et idéologiques, favorise notamment la tenue de séances magistrales où le ratio enseignant-élèves défie toute mesure; quand bien même un enseignant s'informe des progrès et des débats dans le domaine didactique, il reste souvent empêtré dans un local et une superstructure où bien des approches progressives sont difficiles à mettre en œuvre. D'un point de vue global, l'enseignement évolue très lentement. Les méthodes traditionnelles —en grand nombre prouvées déficientes— abondent encore dans la plupart des écoles; un minimum d'immersion en tant que stagiaire et de communication avec les intervenants en milieu scolaire suffisent à s'en convaincre.
Un autre problème tient à l'instauration d'épreuves uniformes pour des élèves qu'on considère ou qu'on souhaite uniformes. Or, faut-il le rappeler, les élèves n'apprennent pas tous de la même manière, ni au même rythme, ni selon les mêmes intérêts. D'aucuns diront qu'il faut penser l'école avec pragmatisme, qu'il est déraisonnable de mener des évaluations différées principalement par manque de temps. À cela j'oppose qu'insidieusement on en sacrifie beaucoup plus qu'on le pense, du temps, sur l'autel de l'évaluation formatée. Loin de moi l'idée de remettre en cause les évaluations certificatives —l'exemple typique unanimement admis étant de s'assurer qu'un médecin sache opérer—, mais il y a un monde de différences entre prévoir une évaluation en fin de parcours et l'imposer à tous en même temps. La réalité scolaire fait qu'au moment d'une évaluation donnée, chaque élève n'est pas au même stade dans son apprentissage et —le nœud du problème— est que les efforts déployés pour aplanir l'écart sont, du point de vue de l'apprentissage, largement des efforts gaspillés.
Pourquoi des efforts gaspillés? Penchons-nous un instant sur le cas des autodidactes. Ce qui définit un autodidacte, c'est sa capacité —généralement nourrie par sa curiosité— à apprendre seul. Qui dit seul dit aussi à son rythme... et c'est là un élément merveilleux qui manque cruellement aux élèves: la possibilité d'évoluer à leur rythme. En décidant de la plupart des paramètres (Quoi? Quand? Où? Comment?), l'école force des apprentissages et tente ensuite de les mesurer à des moments précis, sans tenir compte ou très peu du parcours nécessairement différé des élèves. C'est l'équivalent d'imposer des marathons d'apprentissage où il est attendu que toutes et tous courent à la même vitesse... Les effets pervers sont malheureusement nombreux et conduisent ou contribuent à des pratiques comme le bachotage, cette posture d'apprenant qui consiste à concentrer ses efforts sur la rétention seule d'informations qu'on sait ou juge pertinentes pour réussir une évaluation, des informations qu'en bonne partie on évacue ensuite de sa mémoire. En gros, une posture diamétralement opposée à celle de l'autodidacte qui apprend et qui retient... C'est pourquoi je vilipende les évaluations à date fixe et plains les efforts spécifiquement poursuivis pour aider les élèves à réussir lesdites évaluations; il serait tellement plus sain et logique d'aider les élèves à apprendre point, sans faire peser la menace d'évaluations imminentes. Bref, qu'ils passent les évaluations quand ils se sentent prêts.
Un tableau désolant, mais encore?
Ce que j'appelle le paradoxe scolaire, donc, c'est notre acceptation collective à conserver un système scolaire enlisé dans le contre-progrès. Beaucoup des problèmes qui sont actuellement l'objet de débats ou d'interventions (le décrochage, le nivellement par le bas, des taux élevés d'échec aux épreuves ministérielles...) découlent, j'ai l'impression, du carcan idéologique dans lequel on enserre l'école, c'est-à-dire celui de tout mettre en œuvre pour que les élèves suivent une formation identique dans des conditions nécessairement identiques et leur étant imposées. Nos jeunes méritent mieux que cela. Et j'aurai quelques idées, quoique embryonnaires, à proposer dans un prochain texte.
K.O.