- Après mûres réflexions…, commence le maître d’hôtel en savourant le suspense malsain qu’il avait servi aux candidats à chaque épreuve éliminatoire, notre bien-aimé seigneur a choisi…
Un vacarme de vaisselle brisée et d’un cri de mort l’interrompit. Aussitôt, tout le personnel de la maison, ma rivale et moi compris, nous nous précipitons vers la cuisine. Le châtelin, croulant sous son poids, est affalé entre nos deux assiettes.
- Il est…, n’ose pas une servante.
Le majordome s’approche du respectable mastodonte inanimé, lui tâte le gras de cou à la recherche de son pouls.
- Je crois bien que oui, finit-il par répondre sans détacher le regard du visage joufflu sali du dernier repas.
Un lourd silence s’installe autour de la table.
- Dans son cas, il s’agit d’une belle mort! lance le palefrenier avant de retourner à son ouvrage.
Ma rivale et moi nous regardons et échangeons même un discret sourire pour la première fois. Notre bourreau est mort empoisonné par un de nos plat, mais lequel?
C’est en cellule que nous tentons, elle et moi, d’éclaircir le mystère.
- As-tu mis des noix? De l’huile de poisson?
- Pourquoi aurais-je mis de l’huile de poisson avec de l’agneau? rétorque-t-elle.
- Je ne sais pas, j’essaie juste de trouver quelque chose qui aurait pu provoquer une réaction allergique.
- Il s’est peut-être tout simplement étouffer en se goinfrant!
- Il a englouti son ustensile qui lui ait resté en travers de la gorge!
Non sans un malaise, nous éclatons de rire. Après des semaines de compétition, nous apprenons enfin à nous connaître. Nous nous racontons nos vies toute la nuit durant. Anna, c’est son nom, s’avère une jeune femme courageuse lorsqu’on connaît ce qu’elle a vécu : la malnutrition, la violence, la pauvreté, la guerre, la maladie… Je regrette d’avoir jugé trop vite son air revêche.
Le lendemain, le maître d’hôtel lui-même vient nous sortir du cachot :
- L’heure de votre jugement a sonné, nous sert-il par habitude, mais cette fois d’une voix triste.
On nous escorte sur les lieux du crime où seul le corps a été déplacé. Nos plats ont été remis sur la table et bien qu’entamés et refroidis, ils ont l’air toujours aussi appétissant. Comment est-ce possible?
- Les médecins ont procédé à une autopsie. Aucun n’a trouvé d’explication à la mort subite de notre seigneur, annonce le majordome. L’un d’eux a alors proposé que vous inspectiez les plats de plus près.
- Vous souhaitiez que nous les analysions?
- Non, que vous les mangiez.
Anna et moi échangeons un regard étonné.
- Pour le bénéfice de l’enquête, vous devrez manger TOUT le plat de L’AUTRE cuisinier.
Je sens Anna tressaillir. Dois-je me méfier de son plat? M’a-t-elle caché qu’il était empoisonné? N’ayant d’autre choix, nous nous mettons à table sous le regard attentif des gens de la maison.
- Je suis habituée que l’on juge ma cuisine, pas la façon dont je mange, tente Anna pour alléger l’atmosphère en prenant un morceau d’agneau avec ses doigts.
Amusé, je l’imite et me permet d’apprécier le repas. Nous échangeons des critiques positives et des suggestions constructives sur le plat de l’autre. Nous terminons de manger sans encombre sous le regard des témoins. À mon regret, on nous sépare pour nous mettre sous observation. Le ventre plein des délices d’Anna, je m’endors comme un bébé. Je me réveille en pleine nuit un peu nauséeux, mais cela est normal après un tel excès de bonnes choses. Je tente de me rendormir, en vain… et le jour venu, Anna et moi sommes libérés, faute d’accusation.
- Et la récompense? exige Anna avant de partir.
Le maître d’hôtel nous tend non sans soupirer chacun une bourse. Satisfaite, Anna salue d’une révérence et quitte la résidence. Je la suis peu de temps après, prétendant n’avoir rien de mieux à faire que l’accompagner. Nous rions ensemble de l’heureuse tournure de notre mésaventure jusqu’à ce qu’elle m’annonce à la croisée de deux chemins que c’est ici que nos routes se séparent. Une demi-heure plus tard, je me rejoue la scène de nos adieux pour la dixième fois lorsque je réalise que si je me sens plus léger, c’est parce qu’en plus de m’offrir un baiser pour la route, elle a subtilisé la bourse à ma ceinture, la bougresse!
M.B.