Il connaissait l’existence de cette ruelle, mais c’était la première fois qu’il osait s’y aventurer. Il ne faisait pas une nuit d’encre, mais une nuit orangée à cause de la pollution lumineuse. Un lampadaire clignotait irrégulièrement, un néon de bar grésillait, rendant l’atmosphère inquiétante. L’homme s’enfonça dans le cul-de-sac, il capta l’odeur qu’on lui avait dit de chercher puis l’aperçut finalement assise dans l’ombre. Elle faisait brûler de l’encens autour d’elle comme pour entrer en transe. Elle avait le sourire aux lèvres, mais les yeux hagards telle une droguée. L’homme se pencha pour déposer un billet dans la caisse devant elle. Leurs regards se croisèrent, elle se leva en même temps qu’il se redressa. Habillement, elle le prit dans ses bras : ils étaient presque de la même grandeur, elle, la plus grande. Ils restèrent ainsi une minute environ. Il se sentait si bien, il ne se rappelait plus la dernière fois qu’il avait serré quelqu’un contre lui tellement cela faisait longtemps. Il réalisa avec une seconde de retard qu’elle s’était détachée de lui, il manqua de trébucher. Après le confort, il sentit le regain d’énergie promis. Il la remercia et tourna les talons en dansant presque. Elle, comme à l’habitude après un transfert d’énergie et d’affection, ressentit un grand vide, glissa le long du mur, y appuya la tête en fermant les yeux. Elle songea qu’à une certaine époque, les gens offraient des câlins gratuits. Aujourd’hui, il s’agissait de son gagne-pain de misère.
*** Une femme l’apostropha en plein jour, l’ayant reconnue. Elle lui dit qu’elle venait de perdre son emploi, qu’elle avait vraiment besoin d’une dose. Les deux femmes s’isolèrent dans l’ombre du portique de la station de métro où elles se trouvaient. Leur transaction de billets et le transfert d’énergie furent malgré tout perçus par des passants, mais ces derniers firent comme s’ils n’avaient rien vu. Les deux femmes se quittèrent sans un mot, une épuisée, l’autre habitée d’une joie de vie nouvelle. L’enlaceuse n’aimait pas prendre des risques comme celui-là, en plein jour et en public, mais elle avait eu pitié du désespoir du demandeur. Discrètement, elle compta les billets qu’elle avait sur elle, jugea qu’elle en avait assez pour aller voir le patron. En quittant la station de métro, elle croisa une milice. Une minute plus tôt, l’enlaceuse aurait été surprise sur le fait et ils auraient eu un motif pour l’arrêter. Depuis, le «Job Boom», la sur-évolution professionnelle, et l’instauration de la politique workoolique, l’affection publique était devenue mal vue et son commerce, illégal. *** Elle entra dans le restaurant par la porte des cuisines, salua les employés qu’elles connaissaient. L’un d’eux lui offrit à manger, mais elle refusa, bien qu’elle mourrait de faim. Elle s’engagea dans l’escalier menant à la cave avec toujours la même réticence. Au sous-sol, un groupe d’hommes et de femmes jouaient à la bouteille, comme à une certaine époque, on se cachait pour jouer à l’argent. La bouteille désigna deux femmes: elles se levèrent pour échanger un baiser passionné, à la joie des hommes assis à la table. L’enlaceuse détourna les yeux, mal à l’aise : elle avait encore de la difficulté à voir des gens s’embrasser bien qu’elle évoluait dans le commerce de l’affection depuis un an déjà. Elle avait de la difficulté à concevoir qu’à une certaine époque, enlacer, embrasser, pire avoir des rapports sexuels! étaient choses courantes et totalement légales. Pour gagner sa vie, elle avait accepté l’offre d’un homme qui avait vu en elle un potentiel affectif. Ils s’étaient rencontrés à sa première journée d’affectation. Étant parmi les plus jeunes, elle se doutait bien qu’elle avait peu de chance de se trouver un emploi. Comme elle inscrivait son nom sur la liste d’éligibilité, l’homme lui avait laissé sa carte et la promesse d’un salaire assuré. L’appât du gain et un latent esprit de survie avaient eu raison d’elle. Elle s’était rendue au lieu de rendez-vous, sans savoir dans quoi elle s’embarquait. Par ses beaux mots, il avait apparemment étudié en vente, il l’avait convaincu, qu’en travaillant pour lui, qu’elle pourrait aider les gens de toutes les sphères, peut-être même des Woorkoliques si elle avait du talent. Il lui suffisait d’entourer de ses bras les patients, comme ils les appelaient, pour leur apporter une dose de réconfort. Ce qu’il avait omis de lui dire, c’est qu’enlacer quelqu’un lui ferait perdre autant d’énergie et la faisait vieillir prématurément à la place des travailleurs chevronnés. *** Le patron n’étant pas dans son bureau, elle n’avait pu échanger ses billets contre des points d’expérience. Il lui en manquait qu’une centaine avait d’être admissible au cercle de Woorkoliques. Les hommes et les femmes de ce cercle travaillaient tant d’heures, étaient si productifs qu’ils constituaient la classe aisée de la société. Un jour, l’enlaceuse s’était fait interpelée par un couple, apparemment des gens d’affaires étant donné leur luxueuse voiture. La dame lui avait proposé d’être leur Cajoleuse privée à elle et à son mari. Sous l’effet de surprise, l’enlaceuse n’avait su quoi répondre et ne sachant pas vraiment à quoi s’en tenir avait préféré refuser. Lorsqu’elle en avait parlé avec son patron, il était entré dans une telle colère, qu’elle comprit qu’elle avait eu raison de refuser. Si lui voyait une chance inouïe envolée, elle voyait sa dignité préservée. *** En remontant aux cuisines du restaurant, elle chercha l’employé qui lui avait offert un repas. Il lui tendit un bol de soupe du jour et fit lui-même le sandwich de son choix. Il continua à faire la vaisselle tout en lui faisant la conversation. Elle admirait ses gestes productifs et le débit de ses paroles. Il avait définitivement trop de charisme pour l’emploi qu’il occupait. Il rêvait d’une carrière flamboyante, mais son apparence physique peu flatteuse jouait contre lui. Toutefois, l’enlaceuse ne s’était pas arrêtée à cela : il représentait pour elle ce qu’autrefois on appelait un ami. Elle le savait parce qu’une fois, elle avait voulu l’enlacer pour le remercier et c’était elle qui avait reçu un transfert de l’énergie, et ce, sans que lui n’en perde. M.B. Une vieille maison délabrée, des planches de bois éparpillées un peu partout sur le terrain, du gazon et des fleurs sauvages dignes d'un champ; elle avait beau être hideuse et repoussante, cette demeure, c'était la mienne. Enfin, celle que je considérais comme la mienne. Parce que, en réalité, je ne savais pas à qui elle avait appartenu ni même si elle appartenait encore à quelqu'un. Était-ce le cas?
*** L'orage avait eu raison de moi: il fallait que je trouve un lieu où passer la nuit. Mes vêtements, tout trempés, me collaient à la peau, j'avais froid. C'est alors que cette vieille maison m'était apparue comme par enchantement. Bon, d'accord! C'est vrai, à travers la pluie battante, les feuillages en rage et la noirceur plus qu'imposante, il était difficile de distinguer quoi que ce soit sur cette route. Elle ne pouvait pas être apparue comme ça non plus! N'empêche que j'ai été agréablement surpris, surtout soulagé, de la voir. Prudemment, j'y suis donc entré. Aucune lumière ne fonctionnait. Mais, les éclairs suffisaient comme éclairage. Je fis rapidement le tour de la demeure: aucun meuble, aucun signe de vie. Poussiéreuse, cette maison était réellement abandonnée; j'avais trouvé un toit pour la nuit et pour les jours à venir. Je pris le temps de m'installer dans ce qui semblait avoir été un salon. Assez grand, peu de fenêtres, c'était parfait. La toiture étant en piètre état, je dus fouiller la maison pour y trouver des objets pouvant servir de sceau et y recueillir les témoignages d'une pluie froidement envahissante. Sac de couchage, oreiller et vêtements de rechange, c'était pratiquement tout ce dont je disposais. J'avais dû partir hâtivement, je ne voulais pas que mes parents me retiennent cette fois ou même, qu'ils se rendent compte de mon absence. Adorant observer les orages, qui me rappellaient ces longues soirées à faire des ombres chinoises avec ma soeur pendant les pannes d'électricité lorsque nous étions plus jeunes, je me dirigeai vers la porte qui donnait sur la cour arrière. Je m'installai devant la fenêtre et comptai : «1...2...3!», l'éclair rententit. J'eus le temps d'apercevoir un magnifique jardin au fond de la cour. J'avais l'intention d'aller le voir de plus près dès le lendemain. Peut-être, avec un peu de chance, que j'aurais pu y trouver de quoi manger. «1...2...3!», un autre éclair rententit. Cette fois, c'était étrange. J'eus l'impression de voir un regard, quelque chose au loin qui me fixait. C'était impossible : j'étais seul, au beau milieu de nulle part. Qui donc pouvait se trouver là, dehors, sous cette pluie loin d'être rassurante, à m'observer de la sorte? «1...2...3!», un autre! L'éclair semblait suivre une trajectoire précise ou plutôt vouloir attirer mon regard sur quelque chose de spécifique, car encore, j'aperçus ce regard dans le jardin. Cette fois, cependant, je parvins à identifier ce que c'était : un nain de jardin, caché derrière de grands tournesols. «1...2...3!», encore! Le nain s'était déplacé! Il était maintenant au front du jardin, me regardant, souriant. Je devais être en plein délire ou victime d'hallucinations. Comment avait-il pu se déplacer de la sorte? Il ne le pouvait pas. J'attendis un autre éclair, mais il ne vint pas. Je retournai, rapidement, à mon sac pour en tirer une vieille lampe de poche que j'avais discrètement volée à mon père. Je la pointai en direction du jardin: le nain n'y était plus. Pris de panique, j'en oubliai la pluie et sortit à l'extérieur confirmer que je n'étais pas fou. En arrivant devant le jardin, je constatai qu'il n'y avait rien. Avais-je vraiment halluciné? Je regardai tout autour de moi, rien. Je fis le tour de la maison, rien. Résigné, je rentrai à l'intérieur et alla me coucher. Cette nuit fut terrible. Je fis de drôles de rêves et au moindre bruit, je me réveillais. Je n'arrivais pas à chasser de mon esprit cette image que j'avais vue, ce regard et ce sourire, ce nain. Il avait cet air machiavélique qui influençait les battements de mon coeur. Entouré de filles je ne l'aurais pas admis, mais là j'étais seul, j'avais peur. Oui. Peur. Où était-il? J'étais pourtant prêt à parier qu'il était bien là, que je l'avais vu. Peu à peu, mes questionnements s'estompèrent, vaincus par une fatigue incontrôlable. *** Le lendemain matin, je me réveillai en sursaut. La pièce où je me trouvais, un véritable salon, était meublé. J'avais l'impression d'être dans une maison autre, mais c'était bel et bien la même; je la reconnaissais. Mais, ce ne fut pas ce qui attira mon attention en premier. Autour de moi, se trouvèrent une dizaine de nains de jardin, un sourire en coin, me dévisageant. Ils avaient l'air si réels, si mauvais. Je reconnus, devant moi, celui que j'avais vu dans le jardin. J'essayai de me lever et tombai : mes bras et mes jambes étaient attachés, ligotés. Certes, je réalisai que je n'étais pas le bienvenu dans cette demeure ... Sica |
PLUMES ACTIVES
Marion G.-G.
Marjolaine B.
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Mai 2020
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