Assez étrangement, le hasard a pourtant voulu que le déclic se fasse sans eux. Mon grand-père, à qui nous avions l'habitude de rendre visite durant les vacances avec mon frère et ma sœur, habitait un petit coin de paradis gaspésien, où la tranquillité poussait dans les champs et gardait le parfum du blé et des fraises. Mon grand-père avait une voisine que nous aimions bien et qui s'occupait seule de ses trois enfants, dont le plus jeune, de cinq ou six ans mon aîné, s'appelait Christian. Si mon frère et moi sommes souvent avec lui partis guerroyer aux confins de forêts sauvages contre des ennemis invisibles, déployant toute notre imagination à inventer des ressorts tactiques, je ne peux pas dire l'avoir vraiment connu. Nous nous voyions pendant deux ou trois semaines par année, déconnectés le reste du temps, et à ce jour la plus grande partie de sa vie reste pour moi tapissée de mystère.
Sous la galerie de la maison, sur des roches que je collectionnais pour leurs stries dorées et que j'ai longtemps prises pour de l'or, vivait un vélo. C'était un vélo à quatre roues que je prenais pour faire la route, pas très longue, jusqu'à la fourche ouvrant sur des champs de calme et de rêve, souvent balayés par des vents descendus des montagnes au nord. Quand la nuit tombe et dépose la lumière des étoiles, ma paix est immense; je m'y suis retrouvé plus d'une fois.
En voulant m'y rendre un matin, empruntant le vélo comme à l'habitude, il s'est passé quelque chose que je n'aurais pu prévoir. Après avoir franchi une certaine distance, absorbé que j'étais dans mes pensées se mêlant à l'ombre des peupliers, j'ai senti une différence, surnoise mais certaine, dans le jeu de mon équilibre... Il a fallu que je m'arrête pour en avoir le cœur net : les roues-béquilles avaient disparu! Incrédule, rapidement j'ai voulu poursuivre sur ma lancée, et si ma ligne connut encore quelques soubresauts, j'allais, je fonçais enfin à vélo, avec toute l'exaltation d'un enfant émerveillé qui fait une découverte gigantesque. Cette première et inoubliable montée d'adrénaline, je la dois à l'astuce de Christian, un ami pour qui j'allume une fière chandelle.
K.O.