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Une femme l’apostropha en plein jour, l’ayant reconnue. Elle lui dit qu’elle venait de perdre son emploi, qu’elle avait vraiment besoin d’une dose. Les deux femmes s’isolèrent dans l’ombre du portique de la station de métro où elles se trouvaient. Leur transaction de billets et le transfert d’énergie furent malgré tout perçus par des passants, mais ces derniers firent comme s’ils n’avaient rien vu. Les deux femmes se quittèrent sans un mot, une épuisée, l’autre habitée d’une joie de vie nouvelle. L’enlaceuse n’aimait pas prendre des risques comme celui-là, en plein jour et en public, mais elle avait eu pitié du désespoir du demandeur. Discrètement, elle compta les billets qu’elle avait sur elle, jugea qu’elle en avait assez pour aller voir le patron. En quittant la station de métro, elle croisa une milice. Une minute plus tôt, l’enlaceuse aurait été surprise sur le fait et ils auraient eu un motif pour l’arrêter. Depuis, le «Job Boom», la sur-évolution professionnelle, et l’instauration de la politique workoolique, l’affection publique était devenue mal vue et son commerce, illégal.
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Elle entra dans le restaurant par la porte des cuisines, salua les employés qu’elles connaissaient. L’un d’eux lui offrit à manger, mais elle refusa, bien qu’elle mourrait de faim. Elle s’engagea dans l’escalier menant à la cave avec toujours la même réticence. Au sous-sol, un groupe d’hommes et de femmes jouaient à la bouteille, comme à une certaine époque, on se cachait pour jouer à l’argent. La bouteille désigna deux femmes: elles se levèrent pour échanger un baiser passionné, à la joie des hommes assis à la table. L’enlaceuse détourna les yeux, mal à l’aise : elle avait encore de la difficulté à voir des gens s’embrasser bien qu’elle évoluait dans le commerce de l’affection depuis un an déjà. Elle avait de la difficulté à concevoir qu’à une certaine époque, enlacer, embrasser, pire avoir des rapports sexuels! étaient choses courantes et totalement légales. Pour gagner sa vie, elle avait accepté l’offre d’un homme qui avait vu en elle un potentiel affectif. Ils s’étaient rencontrés à sa première journée d’affectation. Étant parmi les plus jeunes, elle se doutait bien qu’elle avait peu de chance de se trouver un emploi. Comme elle inscrivait son nom sur la liste d’éligibilité, l’homme lui avait laissé sa carte et la promesse d’un salaire assuré. L’appât du gain et un latent esprit de survie avaient eu raison d’elle. Elle s’était rendue au lieu de rendez-vous, sans savoir dans quoi elle s’embarquait. Par ses beaux mots, il avait apparemment étudié en vente, il l’avait convaincu, qu’en travaillant pour lui, qu’elle pourrait aider les gens de toutes les sphères, peut-être même des Woorkoliques si elle avait du talent. Il lui suffisait d’entourer de ses bras les patients, comme ils les appelaient, pour leur apporter une dose de réconfort. Ce qu’il avait omis de lui dire, c’est qu’enlacer quelqu’un lui ferait perdre autant d’énergie et la faisait vieillir prématurément à la place des travailleurs chevronnés.
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Le patron n’étant pas dans son bureau, elle n’avait pu échanger ses billets contre des points d’expérience. Il lui en manquait qu’une centaine avait d’être admissible au cercle de Woorkoliques. Les hommes et les femmes de ce cercle travaillaient tant d’heures, étaient si productifs qu’ils constituaient la classe aisée de la société. Un jour, l’enlaceuse s’était fait interpelée par un couple, apparemment des gens d’affaires étant donné leur luxueuse voiture. La dame lui avait proposé d’être leur Cajoleuse privée à elle et à son mari. Sous l’effet de surprise, l’enlaceuse n’avait su quoi répondre et ne sachant pas vraiment à quoi s’en tenir avait préféré refuser. Lorsqu’elle en avait parlé avec son patron, il était entré dans une telle colère, qu’elle comprit qu’elle avait eu raison de refuser. Si lui voyait une chance inouïe envolée, elle voyait sa dignité préservée.
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En remontant aux cuisines du restaurant, elle chercha l’employé qui lui avait offert un repas. Il lui tendit un bol de soupe du jour et fit lui-même le sandwich de son choix. Il continua à faire la vaisselle tout en lui faisant la conversation. Elle admirait ses gestes productifs et le débit de ses paroles. Il avait définitivement trop de charisme pour l’emploi qu’il occupait. Il rêvait d’une carrière flamboyante, mais son apparence physique peu flatteuse jouait contre lui. Toutefois, l’enlaceuse ne s’était pas arrêtée à cela : il représentait pour elle ce qu’autrefois on appelait un ami. Elle le savait parce qu’une fois, elle avait voulu l’enlacer pour le remercier et c’était elle qui avait reçu un transfert de l’énergie, et ce, sans que lui n’en perde.
M.B.